Voyage

À part le territoire et la langue, ce sont nos idées qui nous distinguent. Ceux qui ont les mêmes forment des groupes, qui se distinguent ainsi des autres groupes. Ceux dont les idées sont originales sont des individualistes, qui n'aiment pas se regrouper. Parfois, les idées individuelles se répandent et des groupes se forment autour d'elles. Une fois un groupe ou un individu formé, il cherche à survivre. Le but du voyage est la continuation du voyage. Une fois la balle lancée, elle voyage par elle-même.

Même si je ne fais pas partie d'un groupe, j'ai quand même des œillères: celles de ma théorie. On a tous des œillères, c'est une loi de la nature: personne ne peut simultanément regarder dans deux direction différentes, ou se concentrer sur deux choses différentes, ou posséder plus d'un point de vue, ou avancer dans deux directions différentes.

Tu veux parler de l'enfant qui veut faire croire au photographe que son père a un gros pénis?

Sérieux, ce que je voulais dire par "deux points de vue", c'est justement ces deux interprétations différentes de la même réalité. Dans le cas de cette sculpture, c'est la même personne qui change de point de vue, mais dans la vie, on n'a qu'un seul point de vue à la fois, et on n'en change pas rapidement. On ne peut pas non plus prendre le point de vue d'un autre pendant qu'il le possède. Pendant que le photographe prend sa photo, on ne peux pas voir ce qu'il voit. Dans cet exemple, les personnages sont statiques, mais dans la vie, tout bouge constamment, de sorte que, même si on attend que quelqu'un change de point de vue pour prendre sa place, on ne verra jamais la même chose que lui. Est-ce suffisamment XXXplicite?  

Ling a écrit:Intéressante déviation.

Ces digressions sont la valse des égos qui cherchent à s'affirmer. Vous illustrez à merveille le propos que je tente de montrer: les idéologies, quelles qu'elles soient, sont des outils d'affirmation de l'égo, de l'identité.

Exact! Les idéologies sont le pendant social de nos idées individuelles, qui résistent toutes au changement, comme tous nos automatismes. Comme pour les particules, la résistance au changement se transmet et s'additionne quand les corps plus petits forment des corps plus grands.

Intéressante question! Je m'y vautre à l'instant!

Le sentiment d'espoir nécessite l'apport du hasard pour se manifester. Si les événements étaient prévisibles, on n'aurait pas besoin de les anticiper. Craindre le changement est un sentiment qui amène à vouloir conserver ses automatismes, et nos idées sont toutes des automatismes. Pour changer une idée, il faut, soit y être induit, comme ici quand nous discutons, soit avoir une intuition, comme dans eurêka! Dans les deux cas, le hasard est en jeu: celui du milieu où nous discutons, et celui qui se produit tout seul dans nos têtes. Pour changer d'idée ou pour développer une nouvelle idée, il faut une coïncidence entre les deux types de hasard. Personne ne change d'idée sans avoir l'impression que l'autre a raison, sans en avoir l'intuition, et même si elle est juste, aucune idée ne peut se propager si elle n'arrive pas au bon endroit et au bon moment. L'évolution de nos idées fonctionne exactement comme l'évolution biologique, et pour la même raison: parce que le hasard est déjà présent dans notre milieu, son introduction chez elles permet à nos idées d'évoluer.

Dans ce processus, ce qui se transmet, c'est ce qui ne varie pas durant l'évolution. Ce qui change ne vient pas d'une transmission, c'est une modification ou un ajout de sens ou d'importance. Il pousse des bras ou des jambes à des idées qui n'en avaient pas, et ces excroissances sont sélectionnées par le milieu. Le corps de l'idée continue de fonctionner comme avant, c'est cette information-là qui se transmet. Sans transmission, il n'y aurait pas d'idées, mais sans coïncidences, il n'y aurait pas d'idée non plus puisqu'elles ne pourraient pas survivre aux changements du milieu. Pour qu'il y ait évolution de nos idées, le hasard et la nécessité doivent cohabiter aussi.

Ce principe est valable pour la vie, mais il tient aussi pour la matière inerte: pour accélérer un corps, donc pour changer sa vitesse ou sa direction, il doit résister au changement, exactement comme nos idées. Si les corps ne résistaient pas au changement, nous ne pourrions même pas nous palper. Ce qui se transmet des particules à nos idées, c'est ce principe, car nos idées viennent avant tout du changement qui se produit dans notre cerveau, et ce changement est avant tout physique: nos idées viennent d'un changement de direction ou de vitesse de molécules chimiques, ou un changement d'état de leurs couches électroniques.